Il y a des souvenirs qui marquent plus que d’autre. Pourquoi celui-là me revient-il plus qu’un autre 30 ans après les faits ? Disons que le hasard d’une rencontre improbable à un concert est venu aiguillonner ma mémoire.
C’était un dimanche de juin dans la maison du grand père près de La Ferté-sous-Jouarre.
— Devine ce que j’ai récupéré au fond de l’eau ? Mon frère sort de la mare.
« Trouver le chemin
Sortir la tête de l’eau
Coucou me voilà ! »
Même tout ruisselant d’écume vaseuse il ne peut s’empêcher de scander, parfois de façon un peu
trop systématique et envahissante, des haïkus.
Son expression sardonique lèvres pincées révèlent chez lui une intention pernicieuse mal
dissimulée. Il a toujours eu le goût du secret je sais déjà ce qu’il tient caché dans sa main. Sans
aucun doute la fameuse clé dont la disparition a toujours été sans importance pour toute la famille si
se n’est cet incident récent entre Grand-Père et notre mère qui voulait récupérer l’armoire, là-haut,
qu’on ne pouvait plus ouvrir sans abîmer la serrure.
Fanfaronne, je lui lance :
— C’est le sésame de l’armoire de la petite chambre du dernier étage.
Il semble bien excité.
— Rejoins-moi dans les combles, je me change et j’arrive !
J’étais partie pour passer la journée les pieds dans l’eau à regarder mon frère planter des nénuphars
mais sa proposition n’est pas pour me déplaire. Les dimanches chez Grand-Père tirent
parfois en longueur, et cet entracte nous éloigne pour un temps de ses critique sur mon conjoint.
Cette petite chambre sous les toits n’a pas toujours été un débarras. Elle fut occupé dans notre enfance par notre grande-tante Clotilde, une femme qu’on disait perturbée, qui s’enfermait dans sa chambre dés le repas familial terminé.
— Nous avons une bonne paire d’heures devant nous avant le retour du vieux.
Je fais mine d’ignorer cette façon irrespectueuse de qualifier notre grand-père certes plutôt
grincheux et renfermé mais qui nous a toujours laissé agir comme bon nous semblait durant nos
visites dominicales.
Je monte avec une certaine nervosité vers l’intermède récréatif de la journée, cet entracte éloigne pour un temps nos chamailleries parfois cinglantes sur nos vies affectives.
La pièce est encombrée et baigne dans une demie obscurité. Tout ce capharnaüm semble s’animer
avec les jeux d’ombre et de lumière produits par les persiennes, l’ensemble exhale une odeur de
renfermé. Mon frère ouvre le double-rideau et me tend la clé, curieuse puis inquiète, j’ouvre l’armoire. Il y a là tout un bric-à-brac religieux.
J’écarte ce qui semble être des restes de nourriture, des hosties peut-être…rongés de vermine et un flacon de pseudoéphédrine.
Pliés avec soins, une robe de none, un voile et du linge d’autel. Il a aussi un brûle encens et un radio-cassette. Toute une panoplie à caractère néocatholique aurait dit mon prof de philo.
Par jeu j’enfile la robe. Le lourd tissu pèse sur mes épaules, mon reflet dans le miroir piqué de l’armoire, accentuent mon malaise. J’allume un bâton d’encens et j’enclenche le radio-cassette.
C’est tout un univers de parfums ensorcelants, de phrases musicales et de notes caressantes qui
passent comme des êtres surnaturels dans un tremblement de l’air.
L’intensité du moment enfle avec les premières notes qui fusent et remplissent la pièce s’accordant à la senteur surannée de l’encens. L’emportement évocateur en est si consistant, si envahissant, si sacré et les chœurs de foule si violents qu’ils déchaînent en moi un flot d’embrasements contradictoires. Je me sens pénétrée par une puissance divine qui me transcende.
Mon frère s’est assis et m’observe.
C’est alors que la voix de Grand-père résonne dans l’escalier :
Paul, Estelle, que faites-vous la-haut ?
Enlève la robe, vite ! m’ordonne Paul.
Le passé vient se fracasser sur le présent !
Et Paul de prononcer malicieusement un autre haiku :
“Rien d’autre aujourd’hui
que d’aller dans le printemps,
rien de plus”.(Buson Yosa)